Chroniques d'après

28 mai 2020

L’essentialité

 

Le mot essentiel est revenu en force dans le vocabulaire public et courant depuis trois mois. Les services essentiels, les métiers essentiels, … Si on ne peut nier l’affirmation sur le fond, on ne peut aussi s’empêcher de penser que cet essentiel là est circonstancié. Pourtant, la crise sanitaire et la proximité qu’elle impose avec la mort potentielle, la nôtre et celles de nos proches peuvent nous enjoindre de réfléchir à notre propre essentialité et à celle de nos vies.

Individus, groupes humains de toutes sortes (dont les entreprises) pourraient bénéficier de cette réflexion autour de l’essentialité, pour choisir des voies de développement plus heureuses, nourrissantes et solidaires.

 

L’essentialité de l’individu

Ne plus pouvoir remplir sa vie de toutes les choses qu’on y a mis au fil de notre existence est une expérience révélatrice des manques, des trop pleins, des creux et des bosses. Ce n’est pas une question de niveau de vie comme certains le pensent. Ceux qui seraient exempts de problèmes matériels pourraient être les seuls à se préoccuper du sujet ? Je ne le pense pas. L’essentialité n’est pas un problème de riche ! C’est une question profondément humaine à laquelle chacun peut être appelé à réfléchir, avec ses outils conceptuels, son langage et de son point de vue.

Maslow et sa fameuse pyramide nous conduisent à la paresse intellectuelle (et sûrement aussi rassurante) de penser à partir d’une hiérarchie des besoins humains recensant les besoins physiologiques, de sécurité, d’appartenance, d’estime de soi et d’accomplissement. Cette typologie serait une forme d’échelle que nous franchirions degrés par degrés.

Si la forte pression qu’exerce sur un individu le besoin de se nourrir et d’être en sécurité est indéniable, le développement des liens d’appartenance et l’estime de soi sont des ressources stratégiques pour tous dans les phases de crise. Elles ne sont pas l’apanage d’une élite, car bien heureusement, les formes de solidarité sont multiples dans notre société.

Même si nous avons passé du temps à exécuter des tâches centrées sur nos besoins de base, nous avons pu toucher du doigt à l’essentialité de nos vies. Ce qui était consubstantiel à nos besoins profonds, quelle que soit la manière dont on le formule. C’est à travers l’accès à des options nouvelles de vie, à des solutions différentes de résolution des besoins que s’exprimera hélas la différence sociale.

 

L’essentialité d’un groupe

Il en est des groupes comme des individus. Pourquoi faisons-nous société ? Avons-nous vraiment choisi d’être ensemble ? Pour quoi faire ?

Je fais l’hypothèse que la crise va modifier le degré d’inclusion des membres d’un groupe, au regard de la perception de l’exactitude de la réponse apportée par le collectif à l’individu.

Ai-je été conforté(e) dans mon sentiment d’appartenance ? Ai-je trouvé les soutiens, les liens nécessaires pour traverser la crise dans ces groupes ? Quelles valeurs ont été portées collectivement par le groupe ? Le discours et les actes étaient-ils en accord ou dissonants ? Suis-je aligné(e) aux valeurs réelles manifestées par ce collectif ?

 

L’essentialité des organisations

La transition avec l’entreprise peut être faite aisément. Bien que la nécessité de maintenir son emploi risque de se renforcer avec la crise économique (voire sociale) en cours, certains collaborateurs vont s’interroger sur la manière dont ils se sont sentis traités (à juste titre ou à tort, car la subjectivité sera sûrement de mise dans cet examen).

Si le sentiment est défavorable au collectif et à ses représentants, la palette des réactions sera variée. Elle va de l’abstention à l’incapacitation (la maladie, l’accident du travail) voire la violence contre soi et/ou les autres, en passant par des formes de comportements moins repérables peut-être, mais tout aussi destructrices pour l’individu et le collectif :

  • Se suradapter en produisant ses propres objectifs sans lien avec les besoins réels de l’organisation,
  • ou s’agiter à produire tout une série de tâches qui ne sont pas fondamentales mais évitent d’aller vers ce qu’il est crucial de faire maintenant.

Faire l’économie de l’essentialité du projet commun dans chaque groupe humain conduira certains d’entre eux à la dislocation, faute de combattants attachés à un projet porteur de sens pour cette communauté (ce qui n’augure en rien de la qualité du projet en soi).

Du point de vue des entreprises, la question de l’essentialité peut venir enrichir celle de la responsabilité sociétale. Qu’apportons-nous réellement à nos parties prenantes ? Sous ce terme, le territoire et la communauté humaine qui le compose doivent aussi être envisagés ? Au-delà de sa vocation économique, définie par des acteurs sociaux qui se sont regroupés pour produire des biens ou des services, quel type de richesse essentielle produit l’entreprise ? Contribue-t-elle à la production d’utilités réelles et de bien-être pour la société dans laquelle elle s’inscrit ?

 

Finalement, est-ce que la vraie question que nous pourrions nous poser en tant qu’individu ou groupe (y compris professionnel) ne serait pas la suivante : si je n’étais pas à cette place là, qu’est-ce qui manquerait au monde, à la société, aux territoires dans lesquels je m’inscris ?

D’une réponse sincère et modeste pourrait émerger plus d’authenticité dans nos relations, d’estime de soi pour chacun et de recherche de nouvelles contributions positives dans la société.