Développement et Organisation

19 novembre 2014

Stratégie : gérer la friction du réel

Dans son traité militaire De la Guerre écrit au début du 19ème siècle, le Général prussien Carl von Clausewitz explique qu’au-delà de la compréhension de l’enjeu politique, de la définition d’une stratégie militaire et d’une préparation minutieuse des opérations, le chef de guerre se trouve confronté, dans la mise en œuvre de son plan à deux éléments clefs : la friction et le hasard. En effet, la mise en œuvre de ce qui a été pensé va rencontrer une part d’aléas qui va mettre en question la justesse des choix, la pertinence des modèles développés et potentiellement créer de l’insécurité et du doute dans les troupes à la manoeuvre.

La friction est le fruit de l’activité cumulée de tous les individus impliqués dans l’action et de la réponse collective générée, sous la contrainte de tous les aléas (ce fameux hasard). L’histoire est pleine de batailles qui n’aboutirent pas aux effets escomptés. L’opération Barbarossa lancée par les troupes hitlériennes n’avait pas intégré la résistance acharnée du peuple russe. Elle fera trainer la conquête jusqu’à l’arrivée de l’hiver pour lequel les soldats allemands n’étaient pas équipés.

En relisant ce texte, la friction me parle du chemin qui va de la stratégie définie sur le papier par un Comité de Direction, à la manière dont chaque strate de l’entreprise va s’approprier cette stratégie (à son juste niveau), puis de son transfert sur le marché (dont les réactions ne sont pas toujours celles que l’on attendait). Qui n’a pas vécu ce décalage ? Un produit que tout le monde encourage et qui ne trouve pas de clients (ou des clients inattendus) ? Un projet que tout le monde encense et qui traine en longueur ? Une dream team créée pour le succès qui échoue, … Les exemples sont nombreux de frictions qui fatiguent et parfois découragent les équipes, quel que soit leur positionnement dans la chaine de décision.

Que propose Clausewitz pour lutter contre la friction ? D’abord de ne pas lutter ! S’enferrer sur le champ de bataille c’est mener ses hommes à la défaite. Ne pas renoncer non plus : quel chef de guerre resterait crédible sur le champ de bataille s’il faisait demi tour dès les premières difficultés ?

Austerlitz-baron-Pascal

C’est dans les qualités du chef que se trouve la réponse pour lui. Il reconnaît principalement au chef aguerri : expérience, volonté, force morale, flexibilité, capacité de travail ainsi qu’une ouverture à l’intuition pour développer la réactivité dans l’action. Ces qualités touchent au métier bien entendu, aux compétences militaires, mais aussi à un savoir être particulier qui rend le chef de guerre d’expérience perméable au hasard et de nature agile à en tirer profit.

Si l’on poursuit la métaphore stratégique, il semble que les préconisations de l’illustre guerrier restent pertinentes en ce qui concerne les qualités du manager ou du dirigeant. Toutefois, Carl von Clausewitz est un aristocrate – certes éclairé – mais emprunt d’une vision du monde dans laquelle ceux « d’en haut » dirigent et ceux « d’en bas » exécutent (pour paraphraser une expression revenue au goût du jour il y a quelques années).

Dans une société moderne et démocratique où l’interconnexion des individus aux réseaux d’information nourrit le jugement et la compréhension d’une part plus large de la population, il me semble nécessaire de considérer que les connaissances qui mènent à la stratégie ne sont pas qu’intellectuelles et localisées dans quelques cerveaux ayant du temps de loisir dédié à l’exercice.

La connaissance qui permet de limiter les impacts de la friction est répartie dans l’ensemble de l’entreprise sous des formes très diverses (sensations, expériences, savoir-faire professionnels ou relationnels, liens avec le marché, intuitions, mémoires, …). La mise en valeur et en commun de l’ensemble de ces savoirs est un enjeu pour limiter la friction organisationnelle et apporter une proposition plus ajustée au marché. La question alors est de créer dans l’entreprise les lieux d’expression et de recueil de cette richesse qui ne prend sens (et puissance) que quand elle s’agglomère, en transcendant les individus au profit du collectif.