Comment l’écosystème de l’entreprise redéfinit le travail.

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13 novembre 2015

L’accélération des mutations dans l’écosystème des entreprises induit non seulement la nécessité de rendre plus mobile la stratégie, mais conduit également à s’interroger plus fréquemment sur l’adaptation des fonctions disponibles dans l’entreprise aux besoins réels pour atteindre les objectifs visés.

C’est l’expérience que vivent un certain nombre de dirigeants – notamment dans les entreprises familiales – qui malgré de gros efforts dédiés à l’évolution de leur business model et de la culture de leur entreprise découvrent que la structure même du travail est remise en question par les évolutions sur leur marché.

J’en veux pour preuve l’expérience vécue par un de mes clients dans le secteur de la plasturgie. Deux phénomènes majeurs dans son écosystème sont venus coup sur coup remettre en question l’organisation du travail dans son entreprise.

Dans un premier temps, ce fournisseur de deuxième niveau de l’industrie automobile a subi de plein fouet la crise de ce secteur, amplifiée en 2008. En réaction, il décida de conquérir des clients dans de nouveaux secteurs d’activité afin de répartir ses risques. L’action commerciale s’est donc tournée vers de nouveaux clients dont les besoins s’avérèrent différents. Les fonctions jusque là exercées par le client – design des pièces et contrôle des phases d’industrialisation des produits – revinrent au fournisseur (mon client) qui dût donc développer une position d’expert dans ces domaines qui ne lui étaient pas familiers.

Au-delà des difficultés mêmes liées à l’effort de formation pour monter en puissance sur de nouvelles compétences et malgré des budgets dédiés conséquents, un sentiment de défiance est né dans l’organisation face à ces nouveaux clients qui demandaient plus pour de plus petites quantités. Se développa alors dans les équipes une idée de l’âge d’or, celui d’avant. Avant la crise, avant les nouveaux les clients, avant les efforts d’adaptation, … AVANT.

Parallèlement à ce mouvement stratégique impliquant, le métier même du client a vu ses conditions d’exécution se modifier. Le développement de la concurrence chinoise (ou même des pays d’Europe de l’est) sur des productions simples, en grandes quantités, produites avec beaucoup de main d’œuvre payée moins chère qu’en France a conduit les entreprises françaises qui souhaitaient survivre à développer des process de plus en plus précis, automatisés et robotisés. Disposant d’un site en Europe de l’Est et d’un site en France, cet industriel a appris progressivement à jongler entre ses usines pour être au plus près des attentes de ses clients. Ainsi, les productions mises au point en France sont progressivement transférées à l’Est, où elles sont produites pour des coûts moindres. La prochaine étape pour lui est à présent de considérer son parc industriel comme un seul et même outil ; et de jongler avec les machines, les compétences, les plannings de production,…

Et de fait, il découvre la nécessité de s’adjoindre un fonction d’industrialisation groupe permettant cette optimisation de ses moyens de production. Le terrain de jeu n’est plus localisé, mais a minima européen.

Dans la réflexion sur l’organisation en cours à ce jour apparaissent donc des besoins de spécialisation qui n’étaient pas en jeu dans la posture de fournisseur de deuxième niveau. Là où chaque site gérait son parc machines se dégage la nécessité de construire une fonction industrialisation groupe. Là où le client fournisseur du secteur automobile effectuait les contrôles avant lancement des productions, une fonction industrialisation apparaît aussi mais de nature différente, centrée sur le process. La nécessité de travailler la compétitivité et les spécialités appelle des compétences en robotique. La  fonction production s’en trouve modifiée. Une fonction autonome de logistique est créée. Et je pourrais encore allonger la liste de l’effet papillon des mutations de l’écosystème dans l’organisation de cette entreprise familiale.

Face à ces mutations, ce dirigeant se retrouve confronté à la nécessité de faire des choix impliquant pour sa PMI. Créer de nouveaux postes à fortes composantes techniques et managériales (des profils nouveaux), revoir les périmètres des services existants (en bousculant les habitudes), faire changer la nature du travail produit et par conséquent les codes techniques culturels (multiplier les temps d’apprentissage et de réajustement), ralentir son choix de diversification pour prendre le temps d’absorber ces évolutions sans mettre en danger son résultat actuel pour garder la confiance des banques, …

L’ensemble de ces choix touche au cœur même de l’organisation car c’est le métier de l’entreprise et le travail qui en découle pour les individus qui sont concernés. Et cet aller retour entre les enjeux stratégiques et économiques de l’entreprise et les enjeux humains et sociaux est un exercice souvent difficile pour un dirigeant d’entreprise familiale qui porte aussi l’enjeu de perpétuer la tâche paternelle.

Comme le note Thomas Philippon (1) dans « le capitalisme d’héritiers », pour des raisons historiques sur lesquelles nous ne reviendront pas ici, la mauvaise qualité du dialogue social dans les entreprises françaises est un des freins au développement et à la compétitivité.

Or dans ce bousculement permanent que provoque l’écosystème sur le travail en entreprise, seul l’établissement d’un dialogue professionnel et dépassionné autour de l’activité, du travail et de « ce qui doit être fait » est à même de pouvoir modifier dans des délais raisonnables la structure du travail. Il suppose un respect mutuel des parties et une confiance dans les compétences de chacun, celle de développer une stratégie durable pour ceux qui sont en charge de la construire ; celle de connaître le travail comme il se fait ou pourrait se faire de la part de ceux qui le font. Cette reconnaissance mutuelle est la clef de voute de la maîtrise du temps dans les phases de mutation profonde.

Le capitalisme d’héritiers, la crise française du travail – Thomas Philippon La République des Idées – Seuil – 2007.