Questionner le travail

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29 avril 2020

La notion de travail est envisagée différemment selon le cadre de référence, de la sociologie à la psychologie, de l’économie à l’histoire des rapports sociaux ou des techniques, …

Dans cette expérience inédite de transformation expresse des conditions du travail, j’observe les germes d’une possible redéfinition du contrat social dans les organisations ; un contrat centré sur la reconnaissance mutuelle plutôt que la subordination, un contrat plus adapté aux attentes sociétales et aux potentialités des technologies.

Le retour du corps comme capital du travailleur

Travailler, c’est exercer une activité à la fois physique et intellectuelle, quelle que soit la classification dans laquelle est répertoriée le métier. Le menuisier envisage comment intervenir dans votre cuisine, avant de se lancer tête baissée dans la pose du plan de travail. Le chercheur a besoin de son corps assis devant son bureau et de ses doigts sur le clavier, pour produire le résultat tangible de son analyse. C’est donc la proportion entre le physique et l’intellectuel qui est en question, pas la coexistence des deux.

Ces dernières semaines, nous remarquons tous la place prépondérante du corps dans le travail (sain ou malade, présent ou distant), dans la continuité des activités et le déconfinement.

Là où la présence physique n’est pas indispensable, nous sommes engagés à rester chez nous pour télétravailler. Certaines entreprises ont déjà signifié à certains collaborateurs qu’ils ne seront admis à réinvestir leurs bureaux qu’en Septembre. Mais la benne à ordures ménagères ne peut se passer de ses ripeurs et de son chauffeur ; le magasin de ses caissiers et caissières – même si la substitution par les caisses automatiques était largement engagée dans certaines enseignes.

Il semble que la prégnance de l’usage du corps dans le travail devienne un des critères de définition des phases de remise en route de l’économie, moins dématérialisée qu’on ne le pensait. Les gestes professionnels sont en effet indissociables du lieu de production pour certains postes. Les mesures barrières vont également conduire à revoir la position des corps dans l’espace de travail.

Là où la prestation intellectuelle tendait à être valorisée au détriment des métiers dits physiques ou manuels, nous assistons à une inversion des valeurs, car l’absence du corps interdirait la relance de l’économie (par exemple dans les secteurs du bâtiment, de la maintenance, de la logistique, de la sécurité, …). Comme un arrière gout de revanche de classe …

Il n’est d’ailleurs pas étonnant de voir ressurgir dans les média le vocabulaire (de classe) propre à la sociologie américaine[1] des années 50. L’expression « col blanc » pour parler des télétravailleurs me paraît cependant totalement abusive, car cette catégorie recouvre des situations très diverses. Leur point commun n’est pas une position de classe, mais l’absence de nécessité du corps sur le lieu de travail, pour exercer l’activité. En revanche, point de cols bleus, … mais des « héros du quotidien ». Cette subtilité sémantique laisse rêveur, associée au nombre exponentiel de chômeurs à temps partiel nouvellement inscrits. Elle masque à mon sens l’indicible : l’accentuation des fractures et des inégalités sociales à travers la crise sanitaire et économique.

La dissémination des lieux du travail

« Je vais au travail » : dit le parent à son enfant quand il le dépose à la crèche. Le travail est donc aussi un espace physique construit, dans notre imaginaire, dès l’enfance.

Or aujourd’hui la maison est redevenue un espace de travail. Avant la révolution industrielle du 19ème siècle, l’artisan recevait des matières d’un négociant qui lui passait commande. Il produisait chez lui, avec sa famille, des marchandises qu’il apportait au négociant, contre rétribution de ce travail. Le développement des techniques dans cette période conduit à l’apparition de lieux de production de masse qui viennent concurrencer le travail des ateliers. Compagnons et artisans vont progressivement rejoindre les manufactures.

Aujourd’hui le télétravail est une sorte de retour à cet artisanat, au « fait maison » :

  • avec toutes les contraintes que cela suppose (gestion de la famille dans le même espace, équilibre temps personnel / temps professionnel, …),
  • mais aussi toutes les surprises de l’ingéniosité déployée par les télétravailleurs, hors des contraintes procédurières dont ils peuvent s’affranchir sans risque de sanction, au bénéfice de l’efficacité.

Bien qu’un certain nombre de professions soient déjà exercées « à la maison », ou dans un format « nomade » dans des cafés ou des espaces de coworking, l’expérience d’aujourd’hui est massive et concerne des activités traditionnellement produites sur le lieu de travail. Les NTIC permettent notamment aux personnels administratifs de dissocier l’exercice de leur travail, du lieu institué pour le travail ; nonobstant les mesures de sécurité nécessaires pour protéger les données de l’entreprise.

Ce retour au « home made » et cette dispersion des lieux d’exercice du travail de l’entreprise ne seront pas sans conséquence. A minima deux :

  • le développement du télétravail (à la demande des salariés ou des dirigeants) mais dans des conditions d’exercice adaptées,
  • la remise en question de certaines procédures qui parfois fossilisent l’activité et refrènent l’esprit d’initiative.

S’affranchir du lieu de travail pourrait devenir une pratique salutaire pour repenser les gestes professionnels dans les entreprises et mieux intégrer les tiers-lieux (sites de coworking, incubateurs, … par exemple) comme nouveaux espaces à investir.

L’exigence d’un nouveau contrat social

Enfin, l’inversion de la valeur de la contribution par la glorification des « héros du quotidien » interroge directement le contrat social de la Nation, mais aussi celui des entreprises publiques et privées qui proposent ces emplois. Au-delà du salaire qui – quoiqu’on en dise – est représentatif de la valeur attribuée, la reconnaissance réelle de la contribution des individus dans le dispositif de production va être au centre des enjeux d’une reprise efficace du travail. Les dirigeants sont appelés dans les prochains mois à renouveler l’analyse de la chaine de valeur de leur modèle économique, sans stigmatisation, sans hiérarchisation hasardeuse des situations individuelles, sans héroïsation manipulatrice, mais avec justesse et en conscience de tous les critères de résilience de leurs organisations.

A travers le lien de subordination inscrit dans le droit du travail, l’employeur peut aujourd’hui exercer son autorité sur ses salariés, en donnant des directives, en contrôlant l’exécution du travail, en sanctionnant si nécessaire un défaut d’exécution. En échange de l’abandon d’une partie de son libre arbitre, le salarié obtient un emploi dans des conditions de travail adaptées et un salaire.

Si les conditions matérielles de travail changent de manière pérenne, elles rendront plus sensible encore le contrôle à distance de l’activité, exigeant une posture éthique dans le déploiement des moyens de contrôle ou l’activation d’une confiance réciproque à construire.

Dans le même temps, la continuité de service et la reprise de l’activité dépendent de la présence physique de catégories de salariés jusqu’alors globalement moins valorisées dans l’entreprise.

La forme et les fondements de l’autorité pourraient s’en voir modifiés, comme les marges de manœuvre laissées aux individus pour inventer les gestes professionnels protecteurs de demain. Il apparaît donc probable que les modalités, comme la forme du management des individus et des équipes devront être repensées pour tenir compte de cette expérience collective.

Les organisations qui autoriseront tous leurs salariés – quel que soit leur poste – à vivre le travail en trois dimensions – pensée, action et émotion –  gagneront en résilience et en efficacité dans les prochains mois. Cela suppose un leadership ouvert au dialogue sur « le travail à faire » et « le travail comme il peut se faire », avec les collaborateurs, comme avec toutes les parties prenantes de leur écosystème.

[1] C. Wright Mills, White Collar : the American Middle Classes (1951)